Les utiles regrets
MYRIAM
Ceux qui ont défié la vie en imposant leur propre mort ne pourront jamais trouver le calme et la sérénité dans leur trépas car les flammes ne peuvent brûler pour l'éternité les âmes qui meurent avec des regrets. Chaque nuit, la même ombre rôde dans ses souvenirs révolus comme un écureuil en cage. Le spectre contemple en vain son passé enseveli par une nature qui a repris ses droits. Au milieu des vastes champs de la campagne Creusoise, au cœur du hameau du grand Clou, aux abords d’une exploitation familiale entourée d’un magnifique verger, la silhouette fantomatique de Myriam est assise sur un muret en pierre devant une maison en ruine qu’elle avait connue jadis, robuste et chaleureuse. Elle en connaissait toutes les encoignures : des coins d’amour, de tendresse, de colères et de vieilles mélancolies. Elle se souvient de son intérieur décoré avec goût et élégance - L’odeur du propre et du clafoutis à la cerise qui imprégnaient avec légèreté la cuisine – des rires de ses enfants qui jouaient dans le jardin. Souvent, à la nuit tombée, la chaleur du feu de bois enveloppait les corps de son manteau feutré et la délicatesse du crépitement parasitait les volutes de fumée dans l’immense cheminée du salon. Elle pense à ce grenier qui abritait ses amours cachés ; à la couleur de leur corps éclairés par les nombreuses bougies qui se consumaient prudemment au bord des lucarnes. Un vieux matelas trônait au milieu de cette pièce, refuge certain pour habitants microscopiques, spectateurs des désirs sensuels. Elle peut encore sentir l’essence de l'amour en suspension sous les toits des plaisirs charnels - La résistance des peaux lorsqu’elles se frôlent, ses mains sur ses cuisses, la fureur des langues qui se mêlent dans les interstices, les bouches brillantes et haletantes. Soudain, ses tendres souvenirs s’interrompirent par l’envolée furibonde d’une chauve-souris. Elle attend quelqu’un, mais rien ni personne ne viendra. Dans le flou du crépuscule, elle ne devine que la silhouette d’un regret, et dans cette brunante funeste l’annonce de sa nouvelle mort. Son corps se plie sous le poids de plomb qui appuie sur sa poitrine. Myriam s’étend sur le muret, elle ne sent ni le froid glacé de la pierre ni leurs formes érodées lui rentrer dans le dos. Ses yeux parcourent le ciel étoilé. Peu à peu, les souvenirs s’effacent. Sa tête pivote, elle se raccroche au peu et au tout, qui n’est plus rien trop longtemps. Son corps se désagrège sous le lierre qui a recouvert le muret. Seul subsiste un amas de poussière. Le silence règne, rien ne bouge, les arbres du verger se dressent comme des oriflammes qui veillent désormais sur les petites choses ici-bas. Le chat de la ferme voisine marche sur les vestiges d’un temps passé en miaulant une aubade mortifère à la lune. Désormais, la mort dans la nuit possède tous les corps et les esprits. La vie et la mort ont ce point commun qui est de ne jamais laisser en paix ceux qui en sont aux repentirs.
CHRISTIAN
A l’aube, la campagne a blanchi. Christian sort de chez lui comme tous les autres jours depuis dix ans pour accomplir le même rituel. Christian apprécie cette campagne. A chaque fois, elle lui apparait comme une vierge bouleversante et fragile au reflet de diamant. Il connait le sens de ses silences et de ses fureurs, ses humeurs parfois glaciales et brumeuses mais aussi cette générosité qui lui dévoile monts et merveilles. Lorsqu’il est dans son cœur, il ne ressent aucune solitude. Christian emprunte le chemin à travers les prairies pour se rendre au hameau du grand Clou à quelque pas de chez lui. L’odeur de l’herbe mouillée lui taquine les narines. Il arpente les sillons terreux et se plie sous les barbelés. Enfin, il s’immobilise devant les ruines d’une maison, celle de son enfance. Cette demeure qui l'avait d'abord protégé son innocence et révélé sa plus grande douleur. Quelque pas derrière lui le muret qui porte la mort. Il s’approche, le caresse et s’y assoit. Ses yeux ne trahissent d’émotions mais la pierre peut encore entendre le cœur d’un enfant qui pleure, une mère disparue trop tôt. Il ferme les yeux et repense à cette nuit où il revoit le corps gisant sur ce mur, sans vie de sa mère meurtri par le plomb d’une carabine. Il avait appelé les secours mais il était déjà trop tard. Orphelin d'un mère brisée par l'amour d'un amant décidemment trop lâche. Myriam avait longtemps attendue sur ce muret le prince charmant qui devait l'enlevé à sa vie devenue trop insipide, mais il s'est perdu en route et ne s’est jamais rendu au rendez-vous. Dans une lettre trouvée près du corps, Myriam parle de ce mari qui l'avait jadis rendue heureuse mais dont les années avaient eu raison de leur amour, de la profonde tendresse qu’elle avait pour ses enfants devenus grands trop vite, de cet amour impossible avec cet amant qui n’avait pas eu le courage de la rejoindre, des honteux regrets qui la rongeaient. Après la crémation, son père et lui avaient abandonné cette maison pour s’installer un peu plus loin du lieu qui portait les stigmates d’une bien malheureuse tragédie. Christian avait tant aimé cette mère. Il avait tellement besoin d’elle qu’il ne se résignait à la voir partir. Christian sait que, l’esprit de Myriam hante les environs car celui-ci n’est pas apaisé, que la poussière qui parsème les pierres usées témoigne de sa résurrection éphémère, que s’il abandonne cette idée il ne lui restera plus rien d’elle, il veut qu'elle existe dans son coeur jusqu'à sa propre mort. Alors, tous les jours, égoïstement, il impose sa présence à Myriam qui attend de l'autre côté, près de la porte des regrets afin qu’elle poursuive son éternelle repentance. Il ôte de ce muret les lianes de lierre, les fougères évanescentes et recueille la poussière d'elle qu’il met dans une urne pour laisser la place immaculée aux éventuelles âmes prisonnières de leurs remords, qui reviennent désespérement les lendemains. Il fût ainsi jusqu'a sa mort. On dit que depuis la poussière n'est plus. Les regrets sont enterrés avec ceux qui n'en ont plus.
RAYMOND
Raymond vient d'assister à l'enterrement de son fils Christian. Agenouillé devant le caveau familial, les larmes brûlent son visage abîmé par le malheur de toutes ses années. D'abord, il avait perdu à jamais sa femme, Myriam qu'il aimait plus que tout au monde et maintenant son fils unique dans un malheureux accident de la route. Il se souvient de ce garçon trop petit pour goûter aux malheurs des adultes et assez grand pour soutenir ce père devenu vieux si vite. Il avait commis l'irréparrable et il payait son crime. Il se souvient de ce soir d'été, il entamait son dernier jour de moisson. Alors qu'il appréciait la descente du soleil sur les champs de blés moissonnés, il aperçut la lumière chaleureuse de son foyer qui rayonnait. Il se faisait une joie